Cahiers de littérature française, n°19
Dramaturgies et littératures en voyage
Gianni Cicali et Elena Mazzoleni
- Paris
- Classiques Garnier
- 2020
AVANT-PROPOS
Le voyage est un échange, une découverte, une initiation et une transformation.
L’Épopée de Gilgamesh, premier récit de voyage de l’histoire, raconte d’un homme qui découvre des pays lointains, révèle des « choses secrètes » et expérimente une initiation. À l’époque classique, Homère confie à Ulysse le récit d’un voyage, qui est aussi un voyage sans fin vers la douloureuse découverte de soi-même. La sensibilité médiévale conçoit le voyage comme un pèlerinage qui implique une renaissance : le récit dantesque en est l’emblème. À l’époque moderne, le voyage, désormais entrepris à grande échelle, n’est pas seulement justifié par des intérêts ambitieux, mais s’inspire également d’un nouvel imaginaire, source de désirs plus complexes.
Tout récit de voyage est axé sur un paradigme simple associant peu de thèmes de manière différente en accord avec l’horizon culturel dominant. Migration, contamination et transformation sont toujours au cœur de dramaturgies et textes littéraires, à savoir le roman (le seul genre en mesure d’associer la description au récit et de les articuler sur des plans spatio-temporels différents).
Ce volume de Cahiers de littérature française dessine, comme une carte, la complexité des relations liant ces thèmes au sein de la littérature et du théâtre des XVIIIe et XIXe siècles. Les contributions relèvent, au fil des pages et des scènes, la double portée du sujet du voyage et sur le plan du contenu et sur celui des théories esthétiques : les personnages et les points de vue ne sont pas les seuls à être investis, mais c’est aussi le rapport entre tradition et innovation, à la base de tout geste artistique, qui est mis en question.
Au XVIIIe siècle, le Grand Tour donne un nouvel élan aux voyages théâtraux et aux échanges culturels : avec les acteurs et les répertoires (désormais une sorte de « marchandise ambulante »), ce sont les spectateurs aussi qui voyagent. Les travel books de l’époque témoignent des 10adaptations dramaturgiques conçues spécialement pour répondre aux goûts d’un nouveau public international.
Parallèlement, la littérature fait du voyage un paradigme critique : les philosophes projettent leurs rêves rénovateurs dans des sociétés lointaines, où se réalise une harmonie utopique entre l’ailleurs imaginé et la réalité à réformer.
Au XIXe siècle, grâce au développement du chemin de fer, à la poussée de l’urbanisation et à la libéralisation des théâtres, on assiste à une forte expansion des tournées et à l’affirmation du star-system international. Les grands acteurs découvrent des réalités théâtrales différentes, avec lesquelles ils se confrontent : les voyages s’avèrent des occasions de rénovation artistique.
C’est le cas d’Adelaide Ristori, qui mène une tournée aux États-Unis au caractère médiatique : son voyage marque le progrès vers une organisation théâtrale moderne, qui parvient à influencer les goûts du public, désormais non seulement transversal ou international, mais de masse.
Ernesto Rossi établit à son tour une relation d’échange entre les scènes italienne et germanophone qui amènera à leur transformation. Pendant ses tournées, l’acteur influence le développement du jeu théâtral allemand et reçoit de celui-ci des suggestions qui vont peser sur les choix de son répertoire aussi bien que sur ses prises de position à propos de la pratique théâtrale italienne.
Ce volume aborde également des réflexions historiographiques à propos des formes théâtrales les plus exportées, leurs transformations et leur impact sur les scènes locales, à savoir celles américaines, par excellence décors de migrations et d’échanges.
Au XIXe siècle, les acteurs et les répertoires des théâtres populaires français ne sont pas de simples véhicules dramaturgiques, mais ils encouragent la création de formes spectaculaires nouvelles, dérivées de l’union entre les pratiques européennes et américaines. Le vaudeville s’avère le cas plus représentatif de l’émergence de ces genres mixtes à grand succès.
En ces années, le théâtre italien confie également son destin à la scène américaine. Profondément codifié par la commedia dell’arte, il parie sur la comédie dialectale. Parmi les masques populaires, Stenterello l’emporte avec ses stenterellate, des spectacles mixtes axés sur des satires, sketches tragicomiques, comédies sociales et vaudevilles improvisés.
Ce volume souhaite regarder au voyage comme à une source de formes théâtrales et littéraires créatives, toujours en fuite du canon.
Gianni Cicali et Elena Mazzoleni